samedi 25 décembre 2010

La Compagnie du Diable

 
Grand amateur d’histoire d’une part et de romans policiers d’autre part, j’ai lu une quantité non négligeables de « polars historiques ». Au point d’en arriver à une sorte de lassitude. Parce que dans beaucoup de ces polars, l’auteur se croit obligé d’asséner, soit par la bouche d’une personnage, soit dans le récit lui-même, un cours d’histoire de l’époque. Et parce que beaucoup de ces polars reposent sur des intrigues faiblardes, quelquefois totalement transparentes au point qu’on en devine tous les dessous dès le premier tiers du livre, et quelquefois si artificiellement complexes (pour faire « intelligent » ?) que ça en devient immangeable.
Il est donc bien rare qu’un « polar historique » me rive à ma lecture, me passionne par son intrigue et par l’univers dans lequel il se déroule. A Conspiracy of Paper / Une conspiration de papier, le premier roman de David Liss, m’avait fait cet effet-là, et j’en avais dit du bien dans un de mes billets. En trouvant The Devil’s Company, du même David Liss (Ballantine Books, 2010, ISBN 978-0-8129-7452-2 ; première édition : Randmon House, 2009), chez un libraire dont je hante l’échoppe, j’ai hésité quelques secondes à l’acheter : je craignais un peu d’être déçu par comparaison avec l’autre. Mais, pouvais-je vraiment laisser échapper une chance de me laisser emporter dans une intrigue touchant à l’Honourable East India Company (HEIC), cette Compagnie anglaise des Indes orientales dont le seul nom me fait voyager ?
 


Bien m’en a pris, car cette « Compagnie du Diable » s’est révélée plutôt prenante. En particulier parce que, même si on peut le considérer comme « historique » parce qu’il se déroule à une époque éloignée de près de trois siècles de notre quotidien de lecteur, ce roman n’en offre pas moins des aspects très contemporains.
L’intrigue n’est pas limitée, comme on le voit souvent dans les romans historiques, à quelques rivalités de couloirs de palais, ou à quelques différents familiaux. Ici, le décor et les enjeux sont plus  grands. The Devil’s Company nous fait découvrir, par l’intermédiaire des tribulations de son personnage central, Benjamin Weaver, et de ses démêlés avec la Compagnie des Indes orientales et les différents clans qu’y s’y entredéchirent, la voracité de ce capitalisme « moderne » naissant.
L’HEIC dépeinte par David Liss, c’est un peu la « World Company » caricaturée par les Guignols de l’info : une entreprise mondialisée, cynique, cherchant le soutien du gouvernement quand ça l’arrange mais refusant les contraintes et les contrôles le reste du temps. Sous la plume de Mills se dessinent les rivalités et les collusions entre investisseurs et législateurs, entre grands bourgeois et aristocrates, les manœuvres de la Compagnie pour briser les reins des syndicats ouvriers, les luttes d’influence entre les promoteurs du libre échange à tout crin et les défenseurs des produits autochtones, coton des Indes contre laine anglaise. En toile de fond, la lancinante question de savoir si le libre échange est vraiment bénéfique à toutes les nations, comme le prônaient ses théoriciens mercantilistes, tel Josiah Childs, qui avait été gouverneur de cette East India Company ?

Pour tisser l’intrigue de The Devil’s Company, David Liss croise cette chaîne que constitue cette trame des intrigues cyniques des marchands et des politiciens, avec la chaîne de ce qui donne une saveur particulière à cette Londres du début du XVIIIe siècle, des préjugés antisémites dont Weaver est victime à la fourmilière étourdissante des entrepôts de la Compagnie, en passant par les maisons de rencontre entre « hommes qui préfèrent les hommes » ou la façon dont les modes vestimentaires se font et se défont.
Ce tissu est complété par des personnages dont le portrait est le plus souvent fin et complexe ; de là à dire si ces personnages sont tous réalistes, je ne franchirais pas le pas, mais je m’avancerai au moins à dire que ce sont des personnages qui me semblent plausibles, et qui sont bien vivants.

Pourtant, je n’ai pas trouvé The Devil’s Company aussi emballant qu’A conspiracy of paper. Ce qui m’a gêné était la surenchère, qui me faisait me dire, par moment, « non, là, c’est trop ». Trop de tours et détours dans les intrigues, trop de rebondissements qui finissent par sembler artificiels, un trop-plein qui nuisait à ma capacité à rester immergé dans l’histoire, me faisant passer de lecteur crédule à lecteur incrédule, perdant ma « suspension volontaire d’incrédulité » si chère aux auteurs de fiction quand ils pensent aux réactions de leurs futurs lecteurs ou spectateurs.
En outre, j’en suis venu, à plusieurs reprises, à me demander si Benjamin Weaver était vraiment  bas de plafond. Est-il vraiment si dépourvu de sens critique qu’il tombe dans les pièges les plus grossiers, lui, le « chasseur de voleurs » (thief taker) autoproclamé ?

Au total, Weaver est bien une marionnette dans cette intrigue, mais est-il trop facilement manipulé, et par trop de marionnettistes ? C’est à chaque lecteur de se faire sa propre idée. Je me suis fait la mienne, ne vous privez pas de vous faire la vôtre. The Devil’s Company n’est peut-être pas une pierre précieuse de la plus belle eau, mais ce n’est pas pour autant de la pacotille de traite !

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