mercredi 19 décembre 2012

Les prémices du non

Voilà plus de trente ans que la France a aboli la peine de mort dans son système judiciaire, par sa loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 (« article 1er – La peine de mort est abolie. »). Un peu avant nos voisins allemands (1987) ou espagnols (1995), mais assez longtemps après la Finlande (1972), l’Islande (1928), l’Uruguay (1907), le Venezuela (1863) ou la Toscane (premier État abolitionniste, en 1786 !). Pour un pays se proclamant porteur de l’esprit des Lumières, on peut se demander à quelle vitesse se propage cette lumière-là...
Plus de trente ans, donc, depuis cette « loi Badinter ». Et bientôt 250 ans depuis un texte considéréecomme une des bornes majeures sur le chemin de l’abolition : Dei Delitti e delle pene (Des délits et des peines), l’ouvrage publié en 1764 par Cesare Bonesana, marquis de Beccaria (dit Cesare Beccaria), aristocrate milanais de 26 ans, nourri au lait des Hume, Locke, Montesquieu et Rousseau.



Des quarante-sept chapitres de ce court livre, c’est le chapitre XXVIII qui est plus directement consacré à la peine de mort. Ne nous y trompons pas, Beccaria ne cherche pas à faire disparaître la peine de mort du dispositif judiciaire de son temps. Et ses interrogations ne sont pas totalement humanistes ou charitables ; on peut même trouver son approche clinique, voire cynique – ce qui ne signifie pas que ce n’est pas percutant, ou que cela manque d’humanité –, puisqu’il interroge l’usage de la peine de mort sous l’angle de sa justice, de sa nécessité, et de son utilité sociale (et donc en se détachant des questions religieuses ou morales).
« La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la cause de l’humanité. »



Beccaria envisage que la peine de mort puisse rester un recours, dans deux cas particuliers : si le criminel, même privé de liberté, peut continuer à être un danger pour la nation ou menacer le gouvernement de révolution (ce qui a un arrière-goût de purge politique, non ?), et si la peine de mort peut avoir un effet dissuasif sur d’autres criminels potentiels (ce qui est paradoxalement opposé à l’affirmation que Beccaria avance, par ailleurs, sur la non-efficacité de la peine de mort en tant que prévention pédagogique des crimes).
Et sa proposition de remplacer la peine de mort par un « esclavage perpétuel » du condamné, pratique plus susceptible, d’après lui, de décourager les gens de commettre des crimes, peut faire frémir – ou sourire, selon le degré de détachement du lecteur – mais peut amener à réfléchir sur nos emprisonnements « à perpétuité » d’aujourd’hui.

Dei Delitti e delle pene a rapidement trouvé une grande diffusion en Europe grâce, notamment, à des traductions en français (dès 1766 par l’encyclopédiste Morellet, qui remanie profondément le texte) et en anglais (1768), et aux commentaires de divers auteurs en vue, dont Diderot et Voltaire. Plus qu’une réforme du système judiciaire et pénal, c’est une réflexion de fond sur la société, un débat sociétal et philosophique, plus que juridique, que Beccaria lance, par le biais de ces cogitations sur les délits et les peines.


Évidemment, dire que l’on va lire Des peines et des délits peut avoir un parfum de « devoir de philo » au lycée. Pourtant, à voir qu’aujourd’hui encore, les Français sont partagés en proportions presque égales entre partisans de la réintroduction de la peine de mort et partisans de la non-réintroduction (ces derniers n’étant majoritaires que de quelques %), il me semble intéressant de voir le temps qu’il a fallu entre ces idées exposées au Siècle des Lumières et leur concrétisation au XXe siècle. Et de se souvenir que lorsque Robert Badinter a présenté son projet de loi, et qu’il sera adopté par une Assemblée nationale alors majoritairement à gauche (369 voix pour et 113 contre) puis par un Sénat alors majoritairement à droite (161 pour, 126 contre) l’ont soutenu, près des deux-tiers des Français étaient opposés à cette abolition. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que l’opinion (étudiée au travers de sondages à ce sujet) devient majoritairement favorable à cette abolition !
C’est devant ce genre d’exemple que je suis content que les élus du peuple ne se contentent pas de voter dans le sens de « l’opinion publique », mais qu’ils sachent aussi provoquer – et obtenir – des changements de société.


Pour découvrir ce texte dans son intégralité, un petit coup de moteur de recherche sur l’internet permet d’accéder à la version originale italienne et à diverses traductions françaises.
À ceux qui préfèrent tenir un livre dans la main, je me permets de recommander l’édition de la traduction française par Maurice Chevallier, aux éditions Garnier Flammarion (1991, ISBN 978-2080706331, diverses rééditions depuis lors), puisqu’elle est préfacée par Robert Badinter.



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dimanche 18 novembre 2012

Le roi des mers


Tous les chemins mènent à Rome, si l’on en croit l’adage.

Ceux qui mènent au Vaisseau de 74 canons de Jean Boudriot sont assurément moins nombreux. En particulier parce que c’est une destination beaucoup moins courue que Rome, une destination pour passionnés exigeants, plutôt qu’une destination pour tourisme de masse. Pour les amateurs de navires de guerre au temps de l’âge d’or de la marine à voile, ce Vaisseau de 74 canons est l’incontournable quadrilogie, LA somme, LE sommet. Le chef-d’œuvre d’un passionné, pour des passionnés.



Évidemment, pour ceux qui ne s’y intéressent pas trop, voire pas du tout, il est tout à fait possible de vivre sereinement sans jamais avoir lu le moindre ouvrage d’histoire navale ou d’architecture navale de Jean Boudriot (ou de ses collègues dans ce domaine). Quant aux curieux qui mettront peut-être le nez dans ce billet sans avoir connaissance de cette drôle de bête, la question qui leur viendra peut-être à l’esprit sera « Mais pourquoi 74 canons ? ».

Dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle et ce début du XIXe siècle où le vaisseau de 74 canons sillonnait, parfois seul et souvent en escadre, les mers du globe, des navires plus gros et plus armés existaient. Des navires de 100 canons et plus portaient les pavillons des amiraux dans les grandes batailles navales de l’époque, comme le HMS Victory (100 canons) de l’amiral anglais Nelson à Trafalgar (1805), ou L’Orient (118 canons) de l’amiral français Brueys à Aboukir (1798).



Le vaisseau de 74 canons était, en ces temps-là, considéré comme un navire de 3e rang, après ceux de plus de 100 canons (1er rang) et ceux de plus de 90 canons (2e rang). Mais il est entré de plain-pied dans l’histoire navale parce qu’il a constitué le cheval de bataille de la guerre sur mer : les ingénieurs qui l’ont conçu et développé ont réussi, avec ce navire, à conjuguer au mieux les qualités marines, la manœuvrabilité – seul ou en escadre –, la puissance de feu, la standardisation de la construction, et la maîtrise des coûts de production. Quand une des « grandes » marines occidentales – français ou anglaise – disposait d’une demi-douzaine de navires de 1er rang, elle comptait plusieurs dizaines de 74-canons.


On peut considérer, sans exagérer, qu’avant l’invention de l’avion, le navire à voile était la conception et construction humaine la plus complexe, et notamment en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour décortiquer un tel chef-d’œuvre d’esprit et de réalisation concrète, il serait illusoire de penser que quelques pages suffiraient.
Certes, il existe, fort heureusement, des livres qui permettent d’aborder le sujet en douceur, dont certains auxquels j’avais consacré des billets dans un blog voisin. Je pense notamment à des ouvrages comme La Vie privée des hommes à bord des grands voiliers du XVIIIe siècle, de Pierre-Henri Sträter (textes) et Pierre Brochard (illustrations) (Hachette, 1979, ISBN 2-01-004684-6) [billet], ou A bord d'un vaisseau de guerre de Richard Platt (textes) et Stephen Biesty (illustrations) (Gallimard, 1993, ISBN 2-07-58139-X) [billet], qui allient un texte simple et de nombreuses illustrations. L’ouvrage de Martine Acerra et Jean Meyer, La grande époque de la marine à voile (éditions Ouest France, collection De mémoire d'homme : l'histoire, 1987, ISBN 978-27373-00387) [billet], est un peu moins facile d’abord (ce n’est pas un livre « pour la jeunesse », contrairement aux deux précédents), et il manque d’illustrations pour un regard béotien.



Mais, pour les durs de durs, les passionnés du détail, ceux qui veulent tout savoir sur le vaisseau de 74 canons, de sa conception à son lancement, de sa quille à la pomme de ses mâts, des matériaux employés à sa construction à l’organisation de son équipage, le tout mis en perspective dans l’organisation des arsenaux français et l’emploi de ce type navire au combat, c’est la quadrilogie de Jean Boudriot, Le vaisseau de 74 canons. Traité pratique d’art naval. 1780 (éditions Ancre ; fiche sur le site de l'éditeur), publiée dans son édition originale de 1973 à 1977, qui fait référence.
Le tome 1 (166 pages, 16 planches, 106 figures) traite principalement de l’administration des ports et arsenaux, des bases de la construction, et de la charpente de la coque. Le tome 2 (212 p., 26 pl., 107 fig.), de l’accastillage et des aménagements. Le tome 3 (280 p., 13 pl., 134 fig.), de la mâture, de la voilure et du gréement, avec des compléments sur l’état de la marine royale en 1780 ou encore le coût de la construction du vaisseau. Enfin, le tome 4 (392 p., 17 pl., 167 fig.) aborde l’aspect humain, avec l’emploi des hommes et leurs conditions de vie, ainsi que les aspects pratiques de la manœuvre d’un tel navire et des opérations navales.
Pour ceux qui auraient un peu de mal avec le calcul mental, cette somme offre donc 1050 pages, 72 planches et 514 illustrations aux passionnés.



Cet ouvrage, comme d’autres publiés aux éditions Ancre, fait le bonheur des modélistes navals amoureux du détail, et en particulier de ceux qui sont versés dans le modélisme dit « d’arsenal ».
Pour ma part, le chemin qui m’a mené vers ce sommet est celui tracé par François Bourgeon dans sa série de bandes dessinées Les passagers du vent (éditions Glénat pour les 5 tomes du premier cycle) [billet]. Le soin et le détail portés par Bourgeon à reconstituer les extérieurs et les intérieurs des navires qui sont, plus que des décors, des personnages à part entière de cette œuvre, doivent beaucoup à la tétralogie de Boudriot et à la disponibilité de celui-ci pour partager ses connaissances et donner ses conseils. Un autre auteur de BD, Patrice Pellerin, créateur de L’Epérvier (éditions Dupuis, 8 tomes à ce jour ; fiche Bédéthèque), ne cache pas à quel point il est redevable aux ouvrages de Boudriot.



Compte tenu du prix de l’ensemble des 4 tomes (même sur le marché de l’occasion, qui est tendu sur ces ouvrages car ils sont recherchés par les passionnés), et comme c’est surtout un livre technique, qui ne se lit pas comme un roman ou une BD, ce n’est pas un achat qui se fait à la légère. Mais, près de 40 ans après la parution du premier tome, cette tétralogie reste une référence majeure dans le domaine.


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mercredi 24 octobre 2012

De plume et de loi


Au milieu du XVIIIe siècle, les demi-frères Henry et John Fielding ont marqué de leur talent la littérature anglaise et, de leur volonté réformatrice, la justice londonienne.
Je parlerai de Henry Fielding (1707-1754) plus en détail dans un autre billet, tout particulièrement pour une partie de son œuvre littéraire, dont le roman Tom Jones, porté à l’écran par Tony Richardson (1963), avec Albert Finney dans le rôle principal. Aujourd’hui, je vais plutôt donner un coup de lampe sur John Fielding (1721-1780), que j’ai découvert voici quelques années non pas dans un livre d’histoire sur la justice de la Couronne britannique, mais à travers de romans policiers, dont il est question plus bas dans ce billet.



Depuis 1749, Henry Fielding, jusque là surtout connu comme homme de lettres (il a écrit une quinzaine de pièces de théâtres et une demi-douzaine de romans), officie comme juge au tribunal sis au n°4 de Bow Street, près de Covent Garden, dans le quartier de Westminster, à Londres, et John est son assistant personnel à compter de 1750. Sous l’impulsion de Henry, les bases de la première « vraie » force de police londonienne sont posées en 1749, force dont les agents (ils ne sont que 6, dans un premier temps !) reçoivent alors le surnom de Bow Street Runners. Les Fielding développent également de nouvelles façons de travailler, établissant par exemple un grand registre des criminels connus, tout en œuvrant à la prévention de la criminalité et à l’éducation des jeunes gens.



Lorsque Henry, malade, quitte son poste en 1754, c’est John qui devient le magistrat en chef à Bow Street, un poste qu’il tiendra jusqu’à sa mort en 1780. Et pendant toutes ces années, ce juge qui a perdu la vue à 19 ans après un accident en service dans la marine, Henry Fielding, sera « The Blind Beak of Bow Street », incarnation vraiment aveugle d’une justice qui essaie d’être plus juste.


C’est donc par des « polars historiques » que j’ai découvert John Fielding, le juge aveugle de Bow Street. Ceux de la série écrite par le journaliste et écrivain états-unien Bruce Alexander (de son vrai nom Bruce Alexander Cook, 1932-2003). En l’occurrence, 11 romans dont le personnage principal est John Fielding, publiés entre 1994 et 2005 ; 8 d’entre eux sont parus en en traduction française aux éditions 10-18, collection Grands détectives, ce qui les met à la portée d’à peu près toutes les bourses (ils sont au format de poche) et des lecteurs non anglophones.



J’ai été enthousiasmé par les premiers romans de cette série, tant pour le style d’écriture d’Alexander que pour la tension de ses intrigues. J’ai apprécié tout particulièrement sa façon de faire de la ville de Londres elle-même non pas un simple décor, mais une sorte de personnage des romans à part entière.
Pourtant, par la suite, je me suis senti moins accroché. Peut-être par lassitude d’avoir englouti trop de romans policiers, « historiques » ou pas, et donc de ne plus apprécier que les plats les plus relevés, les intrigues les plus surprenantes, me laissant penser que toutes les autres étaient fades. Illusion gastronomique, ou véritable fadeur, l’intégralité de la série m’a laissé, globalement, le souvenir de romans malheureusement inégaux, du point de vue de leurs intrigues « policières » respectives. Autant le portrait de divers aspects de la vie londonienne à cette époque se tient plutôt bien, d’un roman à l’autre, autant certaines intrigues sont assez tièdes, au point qu’elles n’ont pas gardé mon intérêt particulièrement éveillé et que j’ai fini par lire ces livres en diagonale.



Comme je l’ai déjà exprimé par ailleurs, pour avoir été, pendant des années, un très grand consommateur de romans policiers, et de « policiers historiques » en particulier, j’ai fini par trouver que beaucoup de séries finissent par tourner en rond, cuisinant toujours la même tambouille tout en essayant de la faire passer pour variée en changeant quelques ingrédients anecdotiques. Et même que les polars historiques sont rarement de bons polars, qui tombent souvent dans le travers de vouloir donner des cours d’histoire et de vie quotidienne « d’époque » sans que cela se fonde bien dans le récit.
Pour les romans de Bruce Alexander, nous échappons au moins à ce travers du « cours d’histoire » plaqué sur le récit policier. Et je lui tire mon chapeau d’avoir su rendre Londres si vivante, dans toute sa diversité. Puisque John Fielding est aveugle, c’est par les yeux de son assistant (fictionnel) Jeremy Proctor que Bruce Alexander, manifestement très bien documenté dans les mémoires et autres témoignages contemporains des Fielding, nous plonge dans la ville. Salles du tribunal, hôtels particuliers, quais, théâtres, lieux de débauche en tous genres, prison de Newgate, potence de Tyburn, gentlemen, domestiques, ouvriers, filles de joie, colons des Amériques, armateurs négriers, forment un kaléidoscope jamais ennuyeux.



Et le juge Fielding ne manque pas d’expliquer au jeune Proctor (et, donc, au lecteur) les maux qui rongent la société londonienne, dont la pauvreté qui pousse au crime ou à la prostitution, et ses espoirs de changer un peu la donne, à la mesure de ses moyens.

Le juge aveugle apparaît dans une autre série de romans, dus, cela à la plume de Deryn Lake (14 titres dans la série originelle, dont 8 traduits en français et publiés à la librairie des Champs-Élysées et aux éditions du Masque, Collection Labyrinthes). Ces romans ont pour personnage principal un apothicaire, John Rawlings (il serait l’inventeur de l'eau gazeuse), résolvant des énigmes criminelles, notamment à Londres pour le compte de John Fielding.



Mais les décors des aventures de Rawlings dépassent Londres pour courir dans les contrées avoisinantes ou plus lointaines, une variété qui peut apporter de la fraîcheur à la série en évitant de tourner en rond dans Londres mais qui, paradoxalement, fait perdre un peu de cohérence à l’ensemble. En outre, les intrigues des romans de cette série m’ont laissé le souvenir d’être très inégales, tirées par les cheveux, et parfois artificielles avec leurs cortèges de fausses pistes et faux coupables.



La télévision s’est également emparé des personnages de John et Henry Fielding, avec la série City of Vice. Produite pour la chaîne Channel 4, diffusée en 2008, écrite par Clive Bradley and Peter Harness et réalisée par Justin Hardy (3 épisodes) et Dan Reed (2 épisodes), elle a bénéficié des conseils de l’historienne britannique Hallie Rubenfold, dont les travaux universitaires ont porté, entre autres, sur la prostitution et autres affaires « de mœurs » dans l’Angleterre du XVIIIe siècle.


La mise en image de ces aspects sombres du XVIIIe siècle n’était pas inconnue de Justin Hardy, puisqu’il avait participé à la réalisation de documentaires sur les bas-fonds des temps « georgiens », Georgian Underworld (2003) ; quant à Dan Reed, il est le réalisateur, l’auteur et le producteur de divers documentaires sur des sujets historiques et contemporains, et le réalisateur de plusieurs épisodes de la série policière Lewis / Inspecteur Lewis.
Henry Fielding est incarné par Ian McDiarmid, que les amateurs de Star Wars connaissent sous les traits de Palpatine ; tandis que c’est Iain Glen qui s’est glissé dans la peau de John Fielding, après avoir joué, entre autres, dans des séries comme MI-5, Downton Abbey ou Game of Thrones.


Meurtres de prostituées, crimes dans le milieu homosexuel, réseau de prostitution infantile, guerre de gangs d’immigrants irlandais, la série City of Vice mérite bien son titre et n’explore pas les salons dorés et feutrés. Et les hommes des juges Fielding eux-mêmes ne dont pas dans la dentelle, eux pour qui la fin (pas toujours heureuse) semble justifier les moyens (pas toujours délicats). Mais, si les sujets des enquêtes sont violents ou scabreux, leur traitement dans la série n’est ni voyeur ni complaisant (finalement, c’est peut-être le titre de la série qui constitue l’élément le plus racoleur).


En parlant de moyens, ceux du budget de la série ne semblent pas être mirifiques, mais leur modestie est contournée, assez habilement (le recours aux simulations de Londres en 3D à partir du plan dressé par le cartographe du XVIIIe siècle John Roque, par exemple), pour éviter que les scènes d’extérieur ne paraissent faites de bouts de chandelle et de carton-pâte.
Malheureusement limitée à 5 épisodes, cette série est typique de celles qui vous font regretter que les télévisions françaises soient incapables, dans leur grande majorité, de produire un divertissement « historico-romanesque » qui soit autre qu’empesé dans un langage artificiel censé faire « d’époque » (pas facile d’avaler les premiers épisodes de la série des enquêtes de Nicolas Le Floch, par exemple), ou, au contraire, tout aussi artificiellement « modernisé » en faisant parler les croquants comme des « caillera » de banlieues (je ne sais plus trop si c’est dans Les chants de Mandrin ou dans Rani que ce procédé fumeux a été employé), ou encore martyrisé par l’Attila de l’adaptation du roman populaire en téléfilm, Josée Dayan.
La série échappe aussi à la loi des quotas « sociaux » ou « ethniques ». Reflet de temps de domination « masculine » et « blanche », elle n’introduit pas artificiellement un inspecteur de police féminin ou « issu des minorités visibles ».



Pour tout cela, et pour l’intérêt des scénarios de chaque épisode, inspiré des mémoires de Henry Fielding, cette série est de celle qui mérite l’attention des amateurs d’enquête policière et des recoins sombres du siècle dit « des Lumières ».



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vendredi 19 octobre 2012

Fanny en bulles


Puisque j’ai déjà évoqué le roman Memoirs of a Woman of Pleasure / Fanny Hill de John Cleland dans un précédent billet, puis ses adaptations cinématographiques et télévisuelles dans un autre, je vais continuer avec les adaptations en bande dessinée. J’en ai repéré deux, une que j’ai lue en version papier, l’autre dont j’ai trouvé des extraits sur le net.


La première des deux fêtera bientôt son trentième anniversaire ; c’est la Fanny Hill de Philippe Cavell au dessin et Joseph Marie Lo Duca à l’adaptation du roman en scénario (éditions Dominique Leroy, 1983, ISBN 2-86688-113-3). Cavell n’en était pas à sa première adaptation graphique d’un roman libertin du XVIIIe siècle, puisqu’il avait publié, avec Francis Leroi au scénario, une Juliette de Sade en 1979 (j’y consacrerai un prochain billet). Quant à Lo Duca – par ailleurs cofondateur, en 1951, avec Jacques Doniol-Valcroze des Cahiers du cinéma, excusez du peu –, il avait déjà écrit plusieurs ouvrages sur l’érotisme.



Mais leur création commune avec cette Fanny Hill m’a déçu. Non parce qu’elle trahirait le roman (elle le respecte assez bien), mais plutôt parce que le dessin est, à mes yeux, trop appliqué, trop classique, trop « école franco-belge ». A cette époque-là, d’autres dessinateurs s’étaient largement libérés des contingences de cette école, libérant à la fois leur trait et l’architecture des pages, même dans la bande dessinée érotique ; ainsi, des dessinateurs italiens comme Guido Crepax et son adaptation d’Histoire d’O (1978) ou Les voyages de Bianca (1983) très (!) librement inspirés de ceux de Gulliver. Au final, cette Fanny Hill est trop sage pour interpeller le lecteur (ou la lectrice?).



Je n’ai pas lu la Fanny Hill de Josep Marti au dessin et au scénario (pour la version française : P&T Production, 1994, ISBN : 2-87265-031-8). Les illustrations que l’on peut en découvrir sur le net montrent que son style est plutôt celui des bandes dessinées comiques. Or, il est assez rare que comédie et érotisme se combinent pour donner une œuvre très plaisante.



Je reconnais que préjuger d’un album entier sur la seule fois de quelques reproductions de planches est assez casse-gueule, mais je m’avance à penser que je ne me sentirais pas en phase avec cette adaptation du roman de Cleland qui lui, n’est pas vraiment inscrit dans le style comique léger.


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Les écrans de Fanny Hill

Le roman de John Cleland, Fanny Hill (1748), auquel j’ai consacré un précédent billet, a été porté à l’écran – grand et petit – à plusieurs reprises, avec plus ou moins de bon goût.

Je commence par vous épargner des commentaires sur la dizaine de films, en particulier dans les années 1960 et 1970, dont une Fanny Hill est le personnage-prétexte, et dont les titres laissent présager qu’il ne s’agit pas de grands moments du cinéma. Ou alors, c’est du génie caché derrière des titres maladroits, comme Fanny Hill Meets Dr. Erotico (1969) de Barry Mahon, ou le très prometteur, également, Jorden runt med Fanny Hill (1974 ; en français La cavaleuse au corps chaud, pas moins !) de Mac Ahlberg.


Point de XVIIIe siècle à l’horizon, le seul 18 de ces films devant être celui en-dessous duquel il était interdit de les regarder… mais au-dessus duquel il faut vraiment n’avoir que ça en filmothèque pour les regarder.


En 1964, c’est Russ Meyer qui livre sa version de Fanny Hill avec, dans le rôle-titre, Letícia Román (née Letizia Novarese), dont la filmographie est composée, en majeure partie, d’œuvres plutôt oubliables, voire oubliées. L’étonnant, dans cette version, dont la trame n’est qu’assez lointainement inspiré du roman, c’est que Russ Meyer, qui deviendra le pape de la poitrine exubérante, l’archimandrite des décolletés plus qu’opulents, le grand mufti de la starlette mamelue, réalise ici un film qui n’arrive pas à être érotique. Ni même comique, ou alors à un tel « degré » de comique qu’il passe à des lieux de mon esprit. Quant à ceux qui seraient curieux de la façon dont le XVIIIe siècle y est représenté, je leur répondrais que c’est à peu près n’importe quoi, à moins de considérer que la deuxième moitié du XIXe siècle est une approximation pas trop mauvaise du XVIIIe siècle.


L’adaptation par Gerry O’Hara, Fanny Hill (1983), est plus fidèle à l’esprit et au temps du roman. Gerry O’Hara a été l’assistant-réalisateur de quelques bons – voire très bons – films comme Our Man in Havana / Notre agent à La Havane (1959) de Carol Reed, ou Term of Trial / Le verdict (1962), de Peter Glenville. Et surtout d’un film que les amateurs du XVIIIe siècle et de l’esprit libertin ne peuvent ignorer : Tom Jones / Tom Jones: de l’alcôve à la potence (1963), de Tony Richardson (je consacrerai un prochain billet à ce Tom Jones, soit dit en passant). Ce Fanny Hill n’est pas du grand cinéma, mais il plane tout de même quelques lieues au-dessus de celui de Russ Meyer.



Le Fanny Hill (1995) de Valentine Palmer, est de son côté, son unique réalisation, lui qui a été l’acteur épisodique d’une quinzaine de films en trente ans, et qui incarne Mr. Norbet dans son adaptation du roman de Cleland. Adaptation mièvre, avec cette (non-)qualité d’image que donne la vidéo de téléfilm. Bref, un de ces films érotiques donnant l’impression d’être tournés à la chaîne et diffusés à la chaîne, également, en troisième partie de soirée sur la TNT. Plutôt que de veiller tard pour regarder ce navet, veillez tard pour lire le roman !


Il faut attendre que la BBC s’empare du roman de Cleland et en tire le téléfilm en deux parties Fanny Hill (2007), réalisé par James Hawes (à qui l’on doit aussi certains épisodes de la série Merlin, par exemple), pour que cette œuvre trouve une adaptation de qualité. L’apport du scénariste Andrew Davies n’y est pas pour rien, lui qui avait été scénariste, entre autres, du Tailor of Panama / Le tailleur de Panama (2001) de John Boorman, savoureuse adaptation du nom moins savoureux roman de John Le Carré, ou de la série Sense & Sensibility / Raison et sentiments (2008), d’après Jane Austen. Andrew Davies a su adapter le roman de Cleland sans tomber dans l’indélicatesse (j’imagine que la BBC veillait au grain, aussi!), comme il avait su peindre avec délicatesse l’histoire amoureuse entre deux femmes dans Tipping The Velvet (2002, 3 épisodes). Une adaptation portée, aussi, par le charme de Rebecca Knight, dont Fanny était le premier « grand rôle » rôle en dehors de quelques courts-métrages tournés en 2006 et 2007

Vous l’avez compris, des différentes adaptations de Memoirs of a Woman of Pleasure / Fanny Hill, c’est bien la plus récente qui est la plus intéressante, tant pour son fond, respectueux du roman sans tomber dans le graveleux, que pour son esthétique.


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J'ai publié un billet complémentaire, sur des adaptations de ce roman en bandes dessinées.

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Une autre Fanny


Il y a des gens qu’un séjour en prison pousse à écrire. Pour John Cleland, ce sont les dettes qui l’on conduit à être enfermé dans la célèbre prison londonienne des bords de la rivière Fleet en 1748. Et ce séjour ne lui a pas inspiré des pages autobiographiques, ou un pamphlet contre l’horreur des geôles anglaises. Non. Il y a écrit Memoirs of a Woman of Pleasure / La fille de Joye (puis Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, un ouvrage qui lui a valu presque immédiatement, comme à son éditeur et son imprimeur, un procès et une interdiction d’être publié dans son intégralité. L’interdiction a duré plus de deux siècles (la version non censurée ne sera autorisée qu’en 1970 au Royaume-Uni !), mais, en parallèle de l’édition expurgée autorisée, des versions intégrales se sont vendues sous le manteau.


Comme quoi, une carrière dans la Compagnie britannique des Indes orientales – l’East India Company, que d’aucuns qualifiaient d’Honorable – et un séjour à Bombay, de 1728 à 1740, peuvent ouvrir la vie d’un homme sur des horizons particulièrement inattendus. Y compris des horizons peu honorables aux yeux de certains de ses contemporains.

Les écrits de Cleland qui suivirent ces mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, sont tombés dans l’oubli. Qui oserait, en effet, prétendre qu’il se souvient de ses pièces (jamais produites, il est vrai) comme sa tragédie Titus Vespasian, de son roman The Woman of Honour, ou de ses divers travaux philologiques ou poétiques ? Une œuvre pour laquelle la Couronne lui versait une pension annuelle de cent livres en échange de laquelle il s’était engagé à ne plus rien écrire d’obscène. Cent livres annuelles en salaire de l’oubli.

Mais Fanny Hill ou les mémoires d’une femme de plaisir ont survécu à ce salaire de la censure.

La Fanny de John Cleland est bien loin de la Fanny de Marcel Pagnol. Roman d’initiation, miroir probable des fantasmes de son auteur, portrait cru et, parfois, non dénué d’un humour peut-être involontaire, ces Mémoires d’une femme de plaisir peignent le chemin qui conduit la petite orpheline jusqu’à son élévation sociale en passant par les lits de bordels et des gentlemen. Un récit qui mêle les confessions de Fanny Hill (c’est elle dont Cleland a fait la narratrice) et celles de ses compagnes aux plaisirs tarifés, sur un ton le plus souvent clinique, sans jugement moral sur soi-même ou les autres, dans un contraste de naïveté et de savoir-faire envers les hommes, tant sur leur corps que sur leur esprit.



Le portrait que brosse, par les mots de Cleland, Fanny Hill des maquerelles qui « l’éduquent » est assez surprenant, parfois préceptrices, parfois professeurs de vertu ou, à tout le moins, de savoir-être, jamais vraiment répugnantes. Le cheminement de Fanny Hill, d’ailleurs, même s’il passe par des voies qu’elle n’a pas vraiment choisies, n’est pas une descente aux enfers comme on peut en trouver chez Sade. Même les clients de Fanny Hill et de ses « collègues » semblent se cantonner à des désirs et des pratiques assez communes. Il semble pourtant, au détour de certaines scènes, comme les dépucelages « difficiles » de Fanny ou de ces collègues, qu’une pointe de sadisme – certes, contenue – n’est pas tout à fait absente des pensées fantasmatiques de l’auteur, même si elle ne transparaît pas dans ses mots.


Même l’environnement dans lequel progresse Fanny Hill est loin d’être sordide. Ainsi, ses appartements successifs, un peu moins modestes chaque fois que sa petite fortune augmente.
Quant à la fin du livre, comment la qualifier autrement que de fin heureuse, le genre de happy end si cher aux scénaristes convenus d’Hollywood ? Fanny Hill retrouve son premier amant, l’épouse, et fonde avec lui une famille nombreuse et heureuse !
John Cleland se révèle donc plutôt un « peintre » libertin et, à sa manière, élégant, qu’un pornographe de la déchéance. Il peint riches et pauvres dans leurs comportements, leurs soupers, leurs vêtements, avec un souci du détail qui n’est pas sans rappeler les scènes de Hogarth.

 
Je ne saurais dire, en revanche, si Cleland est un bon peintre du désir féminin. J’imagine sans mal que prêter ses mots à une narratrice est, pour un auteur masculin, un exercice périlleux ; et que le péril n’en est que plus grand dans le cas d’un roman libertin, quand il s’agit d’évoquer, sans détour, les désirs et plaisirs des femmes, vu de l’intérieur, si j’ose dire. Un avis de lectrice(s) serait donc le bienvenu, en contrepoint du mien !

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Au fil du temps, ce roman a fait l’objet de nombreuses éditions, avec ou sans illustrations. Parmi les éditions « récentes » (récentes, au moins, par rapport à l’édition originale), certaines ont reçu des illustrations de couverture d’assez bon aloi, et d’autres ont plutôt sombré dans le graveleux.



La plus élégante me semble être celle chez Actes Sud, collection Babel (la première dans ce billet).

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Ces Memoirs of a Woman of Pleasure ont fait l’objet de plusieurs adaptations au cinéma, à la télévision et en bande dessinée. Je dis quelques mots de certaines d’entre elles dans un billet ciné-télé et dans un billet BD.


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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :

Histoire de mille vies

« Histoire de ma vie »...
Quoi de plus simple et de plus ambitieux à la fois, pour donner un titre à des mémoires ? C’est le choix que fait Jacques Casanova de Seingalt, lorsqu’au crépuscule de sa vie, il couche sur le papier ce récit de ses années d’homme-kaléidoscope : aventurier, séducteur, polémiste, kabbaliste, ou encore organisateur de loterie. Réduire Casanova à l’image réductrice d’homme à femmes qui colle à son habit, c’est oublier, voire dénigrer, toutes les autres facettes de ce personnage si représentatif d’une partie de son siècle.



Avec cette Histoire de ma vie, nous sommes bien loin des pathétiques autobiographies et auto-fictions (un genre proche de l’onanisme) dont essaient de nous abreuver certains auteurs d’aujourd’hui : journalistes qui pensent que, parce qu’ils mangent les miettes à la table des présidents, rêvent que leurs scribouillages sont dignes des Mémoires de Saint-Simon ; éditrices qui jettent leur vie sexuelle sur la place en pensant que cela va passionner les foules ; post-ados au QI de bulot et sans talent artistique propulsés au sommet des ventes de disques et qui publient, alors qu’ils n’ont pas vingt ans, des feuilles d’un vide sidéral écrites sous leur nom par un pisse-copie à solde ; ou même un ancien chef de l’État, qui aurait dû raccrocher la plume à jamais, et qui s’invente – pour se donner des frissons ? – une romance pimentée avec une princesse morte (enfin, avant sa mort à elle, bien sûr ; je n’accuse pas l’ex-président de nécrophilie), piètre auteur pour lequel une Académie, qui vaut quand même mieux que ça, s’est ridiculisée en l’accueillant sous sa coupole.

Au contraire, s’embarquer dans la lecture des mémoires de Giacomo Casanova, c’est le suivre dans ses aventures, ses voyages, ses rencontres. Joueur, soldat, violoniste de théâtre, auteur dramatique, secrétaire d’ambassade, voilà bien des visages, souvent méconnus, de Casanova. C’est plonger dans une langue riche, roulante, un français teinté d’italianismes qui lui donnent encore plus de charme.



Casanova n’écrit pas sa biographie, il n’écrit pas sa vie, mais une histoire de sa vie. Peut-être est-ce la vie qu’il a eue, et peut-être pas. Peut-être un peu de la vie qu’il a eue et un peu de la vie qu’il aurait aimé avoir. Ou peut-être un peu de la vie de la manière dont il se souvient – ou croit se souvenir – l’avoir vécue. Il raconte ses hauts et ses bas, ses réussites et ses échecs, ses conquêtes sensuelles et ses déceptions amoureuses. Lui, le fils de comédiens, ne veut pas rester mêlé aux pouilleux, mais il sait que si les grands l’acceptent parfois à sa table, quand il arrive à profiter de leur crédulité ou de leur générosité, il ne sera jamais l’un d’eux.



Casanova n’est pas un révolutionnaire. Il est un homme de son temps, de cet « Ancien régime » qu’il verra s’effondrer, de loin, en France, au moment où il entame la rédaction de son Histoire de ma vie. C’est parce qu’il peut vivre au crochet de plus riches, de plus nobles, qu’il peut porter de la soie aujourd’hui, alors qu’il portait de l’étoffe grossière hier. Mais il sait que demain, il sera peut-être obligé de fuir, démasqué, poursuivi. Mais, ce qui lui importe, c’est que son étoile soit pleinement brillante aujourd’hui, même si c’est pour une courte durée ; il sait que viendra un autre moment où son éclat sera à nouveau souriant. Il est voyageur par choix et par force, au gré de ses projets et de ses fuites.


Individualiste, il ne se bat pas pour la liberté d’un peuple dans lequel il ne se reconnaît pas, dans lequel il ne veut pas, il ne veut plus être. Mais il n’est pourtant pas égoïste, partageant les plaisirs plutôt que les prenant pour lui seul, que ce soit à table ou dans les boudoirs. Rien à voir, donc, avec les séducteurs-prédateurs comme un Valmont ou un Don Giovanni.
Péripéties voluptueuses ou cruelles, toujours en mouvement, Casanova se met en scène. Et quelle scène : une grande partie de l’Europe !, et avec quels autres acteurs : des comédiennes de théâtres au prince de Ligne, de la marquise d’Urfé, férue d’ésotérisme, à Lorenzo da Ponte, librettiste de Mozart.


L’Histoire de ma vie, c’est l’Odyssée au XVIIIe siècle. Deux aventuriers qui parcourent « leur » monde en utilisant la ruse plutôt que la force, charmant ici, bernant là, poussant leur propre bonne fortune sans attendre que les autres la leur offrent. Ne perdez pas votre temps à vous demander ce qui est vrai ou inventé ; laissez-vous emporter par les mots et les rebondissements, pour plus de mille pages.



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Les éditions des mémoires de Casanova ne manquent pas. En première approche, quelques informations sur les différentes éditions des Mémoires sont présentées dans la page qui leur est consacrée sur Wikipedia.



Pour les découvrir en détail, en intégralité, sous sa propre plume, sans se ruiner, tout en profitant du regard critique de spécialistes du personnage et de son temps, une seule édition est à retenir : celle, basée sur le manuscrit original intégral et complétée de textes inédits, parue en coffret de 3 tomes (éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1993, ISBN 2-221-06520-4). De la préface écrite par Francis Lacassin, je retiendrai surtout ces mots-ci : « Pour les mortels, la vie est un combat, pour les poètes, un voyage ; pour le Vénitien Giacomo Casanova – autoproclamé chevalier de Seingalt – elle est encore un festin où il trouve toujours sa place, un jeu ininterrompu, prétexte à un éternel défi. »



Mais, cette édition « Laffont-Bouquins », aussi fidèle et riche soit-elle, reste sous la forme de livres un peu quelconques, en papier bible et couverture souple. Alors, le casanovaphile ou l’amateur de beaux livres – qui peut, d’ailleurs, être l’un et l’autre à la fois – peut aussi mettre la main sur des éditions moins complètes, voire réécrites par rapport à l’original par des éditeurs peu scrupuleux, pour le plaisir de disposer d’une édition bien illustrée.

Ainsi, l’édition dite « de la Sirène », en douze tomes, publiée de 1924 à 1935, aux éditions de la Sirène, avec ses couvertures en cuir fin, ses illustrations en pleine page sous serpentes, ses gravures hors-texte et dans le texte, ses notes abondantes.
Ainsi, aussi, l’édition de Javal & Bourdeaux (1931-1932), remarquablement illustrée par environ 200 aquarelles du peintre français Auguste Leroux, dont une partie est trouvable sous forme de reproductions.



Ainsi l’édition d’extraits de ces Mémoires (éditions Gibert Jeune, 1950) en deux volumes, illustrée de 32 hors-texte, de nombreux in-texte, par Brunelleschi, édition tirée sur vélin de Condat et en tirage limité à trois mille exemplaires, tous numérotés. On peut regretter que les illustrations aient, dans leur très grande majorité, un penchant vers la grivoiserie (sans pour autant que cela tombe dans la vulgarité ou la pornographie). Mais force est de reconnaître que le trait et les mises en couleurs de Brunelleschi sont empreints de finesse et de délicatesse. C’est donc, là, une édition très plaisante.



Par ailleurs, certains extraits de l’Histoire de ma vie ont fait l’objet d’éditions très particulières.

L’ouvrage de Didier Kihli-Sagola, La comédie médicale de Giacomo Casanova (édition Thélès, 2005, ISBN 2-84776-420-8 ; fiche de l’ouvrage sur le site de l’éditeur) n’est pas simplement une compilation des extraits des mémoires de Casanova ayant trait à la médecine, aux maladies et aux remèdes. C’est une mise en perspective par rapport aux connaissances médicales et usages de l’époque, et un éclairage par rapport aux réalités cliniques et curatives. Même si vos connaissances médicales sont squelettiques, n’ayez pas peur de vous plonger dans cet ouvrage passionnant, car son auteur fait preuve d’un grand didactisme.



Quant au livre Fragments de Mémoires, de Casanova et Brody Neuenschwander (éditions Alternatives, 2005, ISBN 2-86227-432-1, fiche du livre sur le site de l’éditeur), il a été un de mes coups de cœur graphique. Il est constitué d’extraits des Mémoires de Casanova, sur les pages de gauche, et des travaux graphiques (calligraphies, collages, etc.) sur les pages de droite. Un exercice audacieux, original, qui ne laisse pas indifférent : on adore ou on déteste. Moi, j’adore !



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